QUATRIEME CENTURIE
1. Lorsqu'il pense à l'Infinité absolue de Dieu, cette mer
infranchissable et tant désirée, l'esprit d'abord admire. Puis l'étonnement le
saisit, à se demander comment, du néant, elle a amené les êtres à l'existence.
Mais, tout comme sa Grandeur est sans bornes, sa Prudence est
impénétrable.
2. Comment, en effet, ne pas admirer, contemplant cet immense
océan de bonté, qui surpasse l'étonnement ? Comment ne pas être ravi, à se
représenter comment et de quoi ont été faits la nature raisonnable et
spirituelle et, sans matière préexistante à leur production, les quatre éléments
qui composent les corps ? Quelle est cette puissance qui, en passant à l'acte,
les a amenés à l'existence ? Mais les disciples des Grecs n'acceptent pas cette
doctrine, ignorants qu'ils sont de la bonté toute-puissante, de sa sagesse et de
sa science efficaces et qui dépassent l'esprit.
3. Dieu, de toute éternité
existant comme Créateur, crée lorsqu'Il le veut, dans sa Bonté infinie, par son
Verbe consubstantiel et son Esprit. Et ne va pas te demander : Pourquoi a-t-Il
créé à tel moment, quand toujours sa Bonté demeure ? - je te le répète :
l'insaisissable Sagesse de l'Essence infinie échappe a la connaissance
humaine.
4. Lorsqu'Il l'a voulu, le Créateur a pourvu d'une essence et d'une
existence les êtres dont la connaissance préexistait en Lui de toute éternité.
Il est absurde en effet de douter que le Dieu tout-puissant soit capable,
lorsqu'Il le veut, de former une essence.
5. La raison pour laquelle Dieu a
créé, cherche-la : c'est un objet de connaissance. Comment et pourquoi Il a créé
dans le temps, ne le cherche pas : cela dépasse ton esprit. Les Décisions de
Dieu sont, les unes compréhensibles, les autres incompréhensibles pour les
hommes. Car une contemplation sans frein, a dit un saint, risquerait de conduire
aux abîmes.
6. Certains prétendent que les créatures coexistent à Dieu de
toute éternité; ce qui est impossible, car comment des êtres de tout point finis
pourraient-ils exister de toute éternité, et que voudrait dire leur nom de
créature, si elles étaient coéternelles au Créateur ? C'est pourtant la doctrine
des Grecs, qui nous enseignent que Dieu n'est à aucun titre créateur des
essences, mais seulement des qualités. Mais nous, qui savons Dieu tout-puissant,
nous affirmons qu'il est Créateur non seulement des qualités, mais des essences
créées. Et, s'il en est ainsi, les créatures ne sont pas de toute éternité
coexistantes à Dieu.
7. Connaissable à un certain point de vue,
inconnaissable à d'autres, est Dieu, ainsi que le divin. Connaissable, par la
contemplation de ses Attributs; inconnaissable, par celle de son Essence.
8.
Ne va pas chercher, dans l'Essence simple et infinie de la Trinité sainte des
modalités ou propriétés. Ce serait en faire un composé comme les créatures,
conception de Dieu absurde et sacrilège.
9. Seule simple, unique, sans
qualité, pacifique et stable est l'Essence infinie, toute-puissante, qui a fait
toutes choses. Quant aux créatures, elles sont toutes composées d'essence et
d'accidents et, n'étant pas exemptes du changement, dépendent sans cesse de la
Providence divine.
10. La nature spirituelle et la nature sensible, lorsque
Dieu les a produites à l'existence, ont toutes deux reçu de Lui des capacités de
percevoir les êtres : la spirituelle les intellections, la sensible les
sensations.
11. Dieu est seulement participé : la créature, elle, participe
et communique : participe à l'être et au bien être, communique le bien être
seulement, et la nature corporelle dÕune manière, l'incorporelle dune
autre.
12. La nature incorporelle communique le bien être en parlant, en
agissant, en étant contemplée; la nature corporelle, en étant contemplée
seulement,
13. Toujours être ou ne pas être, pour la nature raisonnable et
spirituelle, voilà qui dépend du bon plaisir de Celui qui a fait toutes choses
bonnes; être moralement bonnes ou mauvaises, voilà qui dépend de la volonté des
créatures.
14. Ce n'est pas dans l'essence des créatures qu'on trouve le mal,
mais dans leurs mouvements faux et déraisonnables.
15. Les motivements de
I'âme sont raisonnables quand sa partie concupiscible est commandée par la
tempérance; quand sa partie irascible se fixe dans lÕamour, en s'écartant de la
haine; quand sa partie raisonnable demeure auprès de Dieu par la prière et la
contemplation spirituelle.
16. Il ne possède pas encore la charité parfaite,
ni la connaissance profonde de la Providence divine, celui qui, au moment de
l'épreuve, s'écarte de lÕamour pour ses frères spirituels.
17. Unifier, par
la foi vraie et l'amour spirituel, ceux que le vice a jetés dans de multiples
divisions, voilà le dessein de la Providence divine. C'est pour cela qu'a
souffert le Sauveur, pour que, les enfants de Dieu qui avaient été dispersés, il
les ramenât à l'unité. (Jn 11,52). Aussi ne pas endurer les incommodités, ne pas
supporter les chagrins, perdre patience sous les peines, c'est quitter la voie
de l'amour divin et des Intentions de la Providence.
18. La charité est
longanime, bienveillante... Aussi, perdre courage sous les chagrins qui
surviennent, et pour cela se montrer méchant envers ceux qui en sont cause,
s'écarter de lÕamour à leur égard, n'est-ce pas se soustraire aux Intentions de
la Providence divine ?
19. Veille sur toi-même, de peur que le mal qui te
sépare de ton frère ne se découvre un jour, non pas en ton frère, mais en toi.
Hâte-toi de te réconcilier avec lui, crainte de manquer au commandement de
lÕamour.
20. Garde-toi de mépriser le commandement de la charité, car il fera
de toi un fils de Dieu; mais si tu le violes, tu deviendras fils de la
géhenne.
21. Envier, ou être envié; causer un dommage, ou le subir, offenser
ou être offensé; arrêter sa pensée sur un soupçon, voilà ce qui fait obstacle à
lÕamour entre amis. Puisses-tu donc n'avoir jamais rien fait ni subi de tel, qui
t'ait écarté de la charité envers ton ami !
22. Ton frère a été pour toi
occasion d'épreuve, et la tristesse t'a conduit à la haine ? Ne te laisse pas
vaincre par la haine, mais triomphe de la haine par lÕamour. Et voici comment :
en priant Dieu sincèrement pour lui, en acceptant qu'on l'excuse, ou en te
faisant toi-même son défenseur; en prenant sur toi la responsabilité de ton
épreuve et en la supportant avec courage jusquÕà ce que le nuage soit
dissipé.
23. La longanimité consiste à attendre la fin de la tentation et à
acquérir la gloire de l'endurance.
24. Homme persévérant, grande
intelligence. (Pro 14,29). Car en tout ce qui arrive, il voit la fin et, dans
l'attente de cette fin, supporte, les ennuis. Or, la fin, c'est la vie
éternelle, selon le divin Apôtre; (Rom 6,22) et la vie éternelle, c'est quÕils
Te connaisse, Toi le seul Dieu véritable, et Celui que Tu as envoyé, Jésus
Christ. (Jn 17,3).
25. Garde-toi de prendre à la légère la perte de l'amour
spirituel, car pour les hommes il n'est pas d'autre voie de salut.
26. Ne va
pas, pour un sentiment d'aversion que par une calomnie le Malin aurait insinué
en toi, juger aujourd'hui méchant et pervers ton frère, que u estimais hier bon
et, spirituel. A force de patiente charité, ne pense qu'au bien d'hier, et
repousse loin de ton âme l'aversion d'aujourd'hui.
27. Garde-toi, alors
qu'hier tu louais la bonté et proclamais la vertu d'un tel, de le décrier
aujourd'hui comme méchant et pervers, parce qu'en toi l'affection s'est changée
en aversion. Ne cherche pas, en blâmant
ton frère, à légitimer ton aversion
mauvaise, mais persiste à le louer fidèlement, même si la tristesse t'accable,
et tu reviendras vite à la salutaire charité.
28. Garde-toi, si ton frère
jouit ordinairement d'une bonne réputation, de la compromettre, dans l'assemblée
des autres frères, en glissant inconsciemment dans tes propos un blâme contre
lui; et cela, à cause d'une rancoeur secrète à son égard, qui dure encore en
toi. Au contraire, dans la communauté, fais sans réserve son éloge, prie
sincèrement pour lui comme pour toi-même, et bien vite tu seras délivré de cette
aversion fatale.
29. Ne dis pas : Je ne hais pas mon frère, si ta mémoire
repousse son souvenir. Écoute Moïse : Tu ne haïras point ton frère dans ton
coeur, mais tu useras à son égard de reproches, pour n'être pas chargé à cause
de lui d'un péché. (Lev 19,17).
30. Si par hasard un frère, en tentation,
persiste à dire du mal de toi, ne te laisse pas arracher, par ce même démon
méchant qui te trouble l'intelligence, à l'état de charité. Or rien ne t'en
arrachera si, injurié, tu bénis et, bien qu'on te veuille du mal, restes
bienveillant. C'est la route de la sagesse selon le Christ qui ne la suit pas
n'est pas son compagnon.
31. Ne tiens pas pour bienveillants des propos qui
causent en toi de l'amertume et de l'aversion pour ton frère, même s'ils
semblent vrais. Évite-les comme des serpents mortels, afin de détourner les
autres de la médisance et de libérer ton âme de la méchanceté.
32. Ne blesse
jamais ton frère par des paroles ambiguës, de peur qu'il ne te réponde du tac au
tac, et que vous ne sortiez tous deux de la disposition de charité. Mais, avec
la franchise de lÕamour, va, reprends-le : et, supprimées les causes du malaise,
vous serez délivrés tous deux du trouble et de l'amertume.
33. Examine ta
conscience avec le plus grand soin ne serait-ce pas ta faute si ton frère n'a
pas changé de sentiments ? Et n'essaie pas de la tromper, elle qui connaît ton
fonds caché, qui t'accusera à l'heure de la mort, et au moment de la prière sera
pour toi un obstacle.
34. Garde-toi, à l'heure de la tranquillité, de te
rappeler ce qu'a dit ton frère en un moment d'amertume, qu'il t'ait insulté en
face ou ait dit de toi à un autre du mal qu'on t'a rapporté ensuite : en te
laissant aller aux pensées de rancune, tu risquerais de tomber dans une haine
funeste envers ton frère.
35. Une âme raisonnable qui nourrit de la haine
contre un homme ne peut être en paix avec Dieu, l'auteur des commandements. Si
vous ne pardonnez aux hommes leurs fautes, dit-il, votre Père céleste non plus
ne vous pardonnera pas vos fautes. (Mt 6,14). Si celui-là ne veut pas faire la
paix, toi, du moins, garde-toi de le haïr et prie sincèrement pour lui, sans
dire à personne du mal de lui.
36. L'ineffable paix des saints anges est
faite de ces deux dispositions : amour de Dieu, amour mutuel. Et ainsi de tous
les saints qui furent jamais. Vérification splendide des paroles de notre
Sauveur : A ces deux commandements sont suspendus toute la loi el les prophètes.
(Mt 22,40).
37. Cesse de te complaire en toi-même, et tu seras sans aversion
pour ton frère; cesse de t'aimer, et tu seras l'ami de Dieu.
38. As-tu décidé
de vivre en compagnie d'hommes spirituels ? Renonce dès l'entrée à tes volontés;
sans quoi tu ne saurais avoir la paix ni avec Dieu, ni avec tes
compagnons.
39. Celui qui est parvenu à la possession de la charité parfaite
et a mis sa vie entière à lÕunisson, celui-là exprime par l'Esprit saint le
Seigneur Jésus. Dans le cas contraire, c'est, bien entendu, le contraire qui se
produit.
40. Toujours l'amour de Dieu donne volontiers à l'esprit des ailes
pour aller vers Dieu; l'amour du prochain dispose à toujours penser du bien de
lui.
41. C'est le fait d'un homme encore épris de vaine gloire ou attaché à
quelque objet matériel, que d'éprouver de l'amertume envers les hommes à cause
de biens temporels, de leur garder rancune, d'avoir pour eux de la haine ou
d'être l'esclave de pensées honteuses. Tous sentiments qu'ignore une âme qui
aime Dieu.
42. Quand tu n'as dans la pensée ni parole ni acte honteux, que tu
ne gardes pas rancune à qui t'a fait du tort ou a dit du mal de toi, et qu'au
moment de la prière tu as toujours l'esprit sans matière et sans forme,
sache
alors que tu as atteint la pleine mesure de la liberté intérieure et de la
charité parfaite.
43. Dur combat que celui qui délivre de la vaine gloire. On
s'en affranchit par la pratique cachée des vertus, et une oraison plus
fréquente. Le signe de la délivrance, c'est de ne plus garder rancune à qui a
dit ou dit du mal de vous.
44. Veux-tu être juste ? Donne à chacune des deux
parties dont tu es constitué - je veux dire ton âme et ton corps - ce qui lui
convient. A la partie raisonnable de l'âme, les lectures et contemplations
spirituelles et la prière; à l'irascible, l'amour spirituel, adversaire de la
haine; à la concupiscible, la chasteté et la tempérance; à la chair, nourriture
et vêtement, seuls indispensables.
45. L'esprit agit selon la nature, quand
il tient les passions assujetties, étudie les raisons des êtres, et demeure
auprès de Dieu.
46. Ce que la santé et la maladie sont au corps du vivant, la
lumière et l'obscurité le sont à lÕoeil; de même la vertu et le vice par rapport
à l'âme, la connaissance et l'ignorance par rapport à l'esprit.
47. Les
commandements, la doctrine, la foi : voilà les trois objets de la philosophie du
chrétien. Les commandements affranchissent l'esprit des passions; la doctrine le
mène à la connaissance des êtres; la foi, à la contemplation de la sainte
Trinité.
48. Parmi ceux qui luttent, les uns se contentent de repousser les
pensées passionnées, les autres retranchent les passions elles-mêmes. Les
pensées passionnées sont chassées par le chant des psaumes, l'oraison,
l'élévation de l'âme, ou bien par quelque diversion appropriée. On retranche les
passions en méprisant les objets vers lesquels elles nous inclinent.
49.
Voici des objets pour lesquels nous éprouvons des passions : les femmes, la
fortune, les présents et autres. Les femmes, on devient capable de n'en plus
faire cas, lorsque, retiré dans la solitude, on macère son corps, comme il
convient, par la mortification, la fortune, quand on se résout intérieurement à
s'en tenir toujours au strict nécessaire; la gloire, lorsqu'on se plaît à
pratiquer la vertu dans le secret, aux yeux de Dieu seul, et ainsi du reste. Qui
se conduit ainsi n'en vient jamais à détester qui que ce soit.
50. Qui a
renoncé aux objets, femmes, fortune, etc., s'est fait moine pour l'extérieur,
mais non pas encore pour l'intérieur. Qui a renoncé aux représentations
passionnées de ces objets s'est fait moine jusqu'à l'intérieur, c'est-à-dire à
l'esprit. Pour l'extérieur, il est facile de se faire moine : il suffit d'un
acte de volonté; mais pour se faire moine jusqu'à l'intérieur, la lutte est
dure.
51. Quel est, dans cette génération, celui qui, complètement libéré,
des représentations passionnées, a été jugé digne, de l'oraison pure et
immatérielle, signe du moine intérieur ?
52. Bien des passions restent
cachées dans notre âme. Que leurs objets paraissent, elles se révèlent.
53.
On peut, en l'absence des objets, n'être point importuné par les passions et
n'avoir qu'une liberté intérieure partielle. Que les objets paraissent,
immédiatement les passions tiraillent l'esprit.
54. Ne t'imagine pas avoir la
parfaite liberté intérieure, tant que l'objet n'est pas là. Lorsqu'il paraît, si
tu restes sans t'émouvoir, pour lui d'abord, et pour son souvenir ensuite, sache
alors que tu as atteint ses frontières. Toutefois, même en ce cas, garde-toi des
sentiments de mépris : car la vertu, si elle dure, tue les passions; mais,
négligée, elle les réveille.
55. Qui aime le Christ l'imite en tout tant
qu'il peut. Ainsi le Christ n'a cessé de faire du bien aux hommes; devant
l'ingratitude et le blasphème, Il a gardé la longanimité; outragé et mis à mort,
Il est resté patient, sans jamais rejeter le mal sur personne. Voilà les trois
grands actes de l'amour du prochain, sans lesquels celui qui prétend aimer le
Christ ou posséder son royaume est dans l'illusion : Ce n'est pas celui qui Me
dit : Maître, Maître, qui entrera dans mon royaume, mais celui qui fait la
Volonté de mon Père; (Mt 7,21) ou encore : Celui qui M'aime gardera aussi mes
commandements. (Jn 14,15).
56. Tout le but des préceptes du Sauveur, c'est
d'arracher l'esprit au désordre et à la haine, pour le mener a son amour et à
celui du prochain. D'où jaillit comme un éclair l'acte de la sainte
connaissance.
57. Si tu as reçu de Dieu une grâce de connaissance, bien que
partielle, garde-toi de négliger la charité et la tempérance, car ce sont elles
qui, en purifiant à fond les puissances pathétiques de l'âme, te fraient sans
cesse le chemin de la connaissance.
58. Le chemin de la connaissance, c'est
la liberté intérieure et l'humilité. Sans elles, on ne verra jamais le
Seigneur.
59. Puisque la connaissance enfle et que lÕamour édifie, joins
connaissance et amour, et, pur d'orgueil, vrai bâtisseur spirituel, tu
t'édifieras toi-même et tous ceux qui t'approcheront.
60. LÕamour tient son
pouvoir d'édification de ce qu'elle n'est ni envieuse, ni amère contre les
envieux; de ce qu'elle ne fait pas montre de ce qu'on lui envie et ne pense même
pas quelle l'a déjà acquis, mais, lorsqu'elle ne sait pas, avoue sans fausse
honte son ignorance. Ainsi elle rend l'esprit exempt d'orgueil et le prépare
sans cesse à progresser dans la connaissance.
61. Il est en quelque sorte
naturel que, surtout au début, la connaissance tire après soi la présomption et
l'envie, la présomption à l'intérieur seulement, l'envie et a lÕintérieur et à
l'extérieur (à l'intérieur, contre ceux qui la possèdent, à l'extérieur, chez
eux). La charité donc supprime ces trois défauts : la présomption, puisqu'elle
n'enfle pas; l'envie intérieure, puisqu'elle n'est pas envieuse; lÕenvie à
l'extérieur, puisqu'elle est patiente et bonne. Il est donce nécessaire à qui
possède la connaissance d'avoir aussi lÕamour afin de garder toujours son esprit
sans blessure
62. Si, jugé digne de la connaissance, on garde contre un homme
de lÕamertume ou de la rancune, on de l'aversion, cÕest comme si l'on se
blessait les veux aux buissons et aux ronces. C'est pourquoi la connaissance a
besoin nécessairement de lÕamour.
63. Ne consacre pas tout ton temps à
discipliner ta chair, mais fixe-lui un programme en rapport avec ses forces et,
ton esprit tout entier, tourne-le vers lÕintérieur. Car l'entraînement du corps
est profitable pour un peu, mais la piété, profitable en toutÉ (1 Tim 4,8) et la
suite.
64. S'occuper sans discontinuer de son intérieur, c'est pratiquer la
chasteté, la longanimité, la bonté, l'humilité, bien plus : la contemplation, la
connaissance de Dieu, la prière. C'est le sens du mot de l'Apôtre : Marchez
selon l'esprit, etc... (Gal 5,16).
65. Celui qui ne sait pas marcher dans la
voie, spirituelle, au lieu de prendre garde aux représentations passionnées,
concentre tous ses efforts sur la chair et ainsi, ou bien se montre gourmand,
libre de moeurs, triste et colère, rancunier, et s'obscurcit ainsi l'esprit; ou
bien il exagère l'entraînement du corps et se trouble la pensée.
66. Bien de
ce que Dieu a mis à notre usage n'est proscrit par l'Écriture : elle se
contente de réprimer l'excès, de corriger le déraisonnable. Ainsi elle ne défend
pas de manger, de procréer des enfants, d'avoir de la fortune et de
l'administrer convenablement, mais bien d'être gourmand, débauché et le resteÉ
Pas davantage, elle n'interdit de penser à ces choses - elles sont faites pour
qu'on y pense - mais d'y penser avec passion.
67. Nos actes agréables à Dieu
sont les uns d'obligation, les autres, non d'obligation mais, pourrait-on dire,
d'offrande spontanée. Actes d'obligation : aimer Dieu et son prochain, aimer ses
ennemis, ne pas commettre d'adultère, ne pas tuer, etc.É Ne pas les accomplir,
c'est nous condamner. Actes non prescrits : virginité, célibat, pauvreté,
solitude, etc. Ces actes sont un peu comme des cadeaux : si nous ne pouvons, par
faiblesse, pratiquer à fond certains préceptes, par ces cadeaux nous forcerons
la Condescendance de notre bon Maître.
68. Qui garde le célibat ou la
virginité doit nécessairement avoir les reins ceints el la lampe allumée, les
reins par la mortification, la lampe par l'oraison, la contemplation, l'amour
spirituel.
69. Certains frères se croient exclus des grâces du saint Esprit.
C'est qu'ils ignorent, à cause de leur négligence à pratiquer les commandements,
que quiconque garde très pure la foi au Christ, possède en soi, en bloc, tous
les dons divins. Notre paresse nous tenant éloignés de l'amour effectif pour
Lui, qui nous manifeste les trésors divins cachés en nous, il est normal que
nous nous croyions exclus des dons divins.
70. Puisque, selon le divin
Apôtre, le Christ habite en nos coeurs par la foi, et que d'autre part tous les
trésors de la sagesse el de la connaissance sont en Lui cachés, tous les trésors
de la sagesse et de la connaissance sont dans nos coeurs, mais cachés. Ils se
révèlent au coeur dans la mesure de la purification que chacun a réalisée par
l'observation des commandements.
71. Voilà le trésor caché dans le champ de
ton coeur, et que tu n'as pas trouvé à cause de ta paresse. Si tu l'avais
trouvé, tu aurais certes tout vendu pour acheter ce champ. Mais tu as laissé le
champ, tu cherches aux alentours du champ, où l'on ne trouve rien, que des
ronces et des épines.
72. C'est pourquoi le Sauveur a dit : Heureux les
coeurs purs car ils verront Dieu. (Mt 5,8). Ils Le verront, Lui et les trésors
qui sont en Lui, quand par la charité et la tempérance, ils se purifieront, et
d'autant mieux que plus énergique sera leur effort de purification.
73. Et
voilà pourquoi il dit encore : Vendez ce que vous avez, donnez-le en aumône, el
voici que tout sera pur pour vous, (Lc 12,33) s'adressant à ceux qui ne
s'occupent plus de ce qui regarde le corps, mais dont l'effort tend à purifier
l'esprit (que le Maître appelle le coeur) de la haine et du désordre. Car c'est
cela qui, souillant le coeur, l'empêche de voir le Christ habitant en lui par la
grâce du saint baptême.
74. Dans l'Écriture, les vertus sont appelées des
chemins. Or, la reine des vertus, c'est lÕamour. D'où le mot de l'Apôtre : Je
vous montre un chemin bien meilleur, un chemin qui fait tourner le dos aux
objets matériels et empêche de préférer jamais le temporel à l'éternel.
75.
L'amour de Dieu est l'adversaire de la convoitise : c'est lui qui amène l'esprit
à s'abstenir des plaisirs. L'amour du prochain, lui, s'oppose à la colère :
c'est lui qui rend indifférent à la gloire et à la fortune. Voici les deux
deniers que le Sauveur a donné à l'hôtelier pour qu'il le soigne. Mais veille à
ne pas te montrer ingrat en l'associant aux brigands, sinon tu seras de nouveau
assailli et laissé non plus à demi, mais tout à fait mort.
76. Purifie ton
esprit, de la colère, de la rancune et des pensées honteuses et tu pourras alors
prendre connaissance de la présence en toi du Christ.
77. Qui t'a éclairé
pour que tu croies à la Trinité sainte, consubstantielle et adorable ? Qui t'a
fait connaître l'Incarnation d'une des personnes de cette trinité sainte ? Qui
t'a appris les raisons des êtres incorporels, de l'origine et de la fin du monde
visible, de la résurrection des morts, et de la vie éternelle, de la gloire du
royaume des cieux et du Jugement redoutable ? Qui, sinon la grâce qui habite en
toi, gage du saint Esprit ? Quoi de plus grand que cette grâce ? Quoi de
plus excellent que cette sagesse et connaissance ? Pour de plus beau que ces
promesses ? Si nous restons inertes, paresseux, sans nous purifier nous-mêmes de
ce qui nous arrête, des passions qui obscurcissent notre esprit, pour devenir
capables de voir, plus clair que le jour, la structure intime de ces réalités,
ne nous en prenons quÕà nous-mêmes, gardons-nous de nier la présence en nous de
la grâce.
78. Dieu, qui t'a promis les biens éternels et a mis dans ton coeur
le gage de l'Esprit saint, t'a prescrit de veiller sur ta conduite, pour que
lÕhomme intérieur, une fois libéré des passions, commence dès lors à jouir de
ces biens.
79. Si tu as été jugé digne de contempler les plus hautes et
divines réalités, pratique avec grand soin la charité et la tempérance, afin
que, tes puissances de passion maintenues dans le calme, la lumière dans ton âme
conserve, toujours égal, son éclat.
80. Par lÕamour mets un frein à la
puissance irascible de ton âme; par la tempérance, mortifie la concupiscible;
par l'oraison donne l'essor à la raisonnable et la lumière de ton esprit ne
s'obscurcira jamais.
81. Voici les dissolvants de la charité : la détraction,
l'injustice, la calomnie en matière de foi ou de moeurs, les coups, blessures,
etc..., que la personne même soit atteinte, ou bien quelqu'un de ses parents ou
aime. Celui donc qui détruit la charité par un de ces actes ignore encore le but
des commandements du Christ.
82. Fais tout ton possible pour aimer tout
homme. Si tu n'en es pas encore capable, du moins ne hais personne. Mais de ceci
même tu n'es pas capable, si tu ne méprises les choses du monde.
83. Un tel a
calomnié. Ne va pas le détester, Iui, mais sa calomnie, et le diable qui l'a
porté à calomnier. Si tu détestes le calomniateur, tu détestes un homme, tu
violes le commandement : ce qu'il a fait, lui, en paroles, tu le fais en action.
Mais si tu gardes le commandement, remplis le devoir de la charité : aide-le,
autant que tu le peux, pour le délivrer du mal.
84. Le Christ ne veut pas que
tu gardes contre un homme aversion, amertume, colère ou rancune : jamais, en
aucune façon, pour aucun motif temporel. Voilà ce qu'à chaque page proclament
les quatre évangiles.
85. Nous sommes nombreux à parler, peu à agir. Plût à
Dieu, du moins, que personne, par sa négligence, ne falsifiât la parole de Dieu,
mais que nous reconnaissions notre faiblesse et ne cachions pas la vérité, de
Dieu, sous peine de nous charger, outre la transgression des commandements,
d'une mauvaise interprétation de la parole de Dieu.
86. La charité, et la
maîtrise de soi délivrent l'âme des passions, la lecture et la contemplation
dégagent l'esprit de l'ignorance; l'état d'oraison l'établit en Dieu
même.
87. Les démons voient-ils que nous méprisons les choses du monde,
crainte d'en venir, à cause d'elles, a haïr les hommes et à perdre la charité ?
Ils provoquent contre nous des calomnies, pour que, vaincus par la tristesse,
nous haïssions les calomniateurs.
88. Il nÕest pas pour l'âme de peine plus
lourde que d'être calomniée, soit dans sa foi, soit dans sa conduite. Personne
ne peut y rester indifférent, excepté celui qui, comme Suzanne, regarde vers
Dieu, seul capable de l'arracher comme elle au péril, de découvrir aux hommes,
comme il l'a fait pour elle, la vérité et de consoler l'âme par
l'espérance.
89. Autant tu pries de tout coeur pour qui t'a calomnié, autant
Dieu découvre la vérité à ceux qui avaient été scandalisés.
90. Dieu seul est
bon par nature et, bon par volonté, le seul imitateur de Dieu, car son but est
de réunir les méchants, pour qu'ils deviennent bons, à Celui qui est bon par
nature. C'est pourquoi, outragé par eux, il les bénit; persécuté, il endure;
calomnié, il intercède pour eux; mis à mort, il redouble de prières. Bref, il
fait tout, pour ne pas s'écarter de lÕidéal de la charité.
91. Les préceptes
du Seigneur nous apprennent à user raisonnablement des choses indifférentes. Or,
l'usage raisonnable des choses indifférentes établit l'âme dans la pureté,
l'état de pureté produit lu, discernement, le discernement produit la liberté
intérieure, et la liberté intérieure l'amour parfait.
92. Il n'a pas encore
la liberté intérieure, celui qui, lorsque survient une tentation, ne peut fermer
les yeux sur la faute de son ami, réelle ou apparente. Ce sont en effet les
passions tapies dans lÕâme qui se
soulèvent, obscurcissent le jugement,
l'empêchent de se tourner vers les rayons de la vérité et de distinguer le
meilleur du pire. Cet homme-là nÕa donc pas la charité parfaite, celle qui
bannit la crainte du jugement.
93. Rien ne vaut un aime fidèle, (Ec 4,15) car
les malheurs de son ami, il les fait siens, et il les endure, souffrant avec
lui, jusqu'à la mort.
94. Les amis sont légion, mais à lÕheure de la
prospérité. A lÕheure de l'épreuve, à peine en trouvera-t-on un seul.
95. Il
faut aimer tout homme de toute son âme, en Dieu seul placer son espérance, et
LÕhonorer de toute sa force. Tant qu'il nous garde, en effet, tous les amis nous
entourent d'égards et tous les ennemis ne peuvent rien contre nous. Mais qu'il
nous délaisse, tous les amis nous tournent le dos, et tous les ennemis
reprennent vigueur contre nous.
96. Il y a quatre principales sortes de
déréliction divine : la première, qui est dans le plan rédempteur, comme celle
dont le Seigneur a été l'objet, cette déréliction apparente a pour but le salut
de ceux qu'elle atteint. La seconde est une épreuve, comme ce fut le cas de Job
et de Joseph; elle eut pour résultat de relever, dans le premier, un héros de
courage, dans le second, une colonne de chasteté. La troisième vise à la
formation spirituelle, comme par exemple celle de l'Apôtre, dont l'effet fut de
lui conserver, en lÕhumiliant, ses grâces immenses. La quatrième, par aversion;
c'est le cas des juifs, que le châtiment devait courber sous le repentir. Tous
salutaires sont, ces quatre modes de déréliction, et pleins de la bonté de Dieu
et de son Amour pour lÕhomme.
97. Seuls ceux qui gardent avec soin les
commandements et les vrais initiés aux jugements divins n'abandonnent pas leurs
amis quand, par permission de Dieu, ils sont éprouvés, Mais ceux qui
méprisent
les commandements, les non-initiés aux jugements divins, lorsque
leur ami est dans la prospérité jouissent avec lui; mais lorsque, dans
l'éprouve, il souffre, ils l'abandonnent, parfois même ils passent du côté de
ses adversaires.
98. Les amis du Christ aiment sincèrement tous les hommes,
mais ne sont pas aimés de tous. Les amis du monde n'aiment pas tous les hommes
et ne sont pas aimés de tous. Les amis du Christ persévèrent jusqu'au bout dans
leur amour. Les amis du monde, tant qu'ils ne sont pas en désaccord sur les
choses du monde.
99. Ami fidèle, protection efficace. Dans le succès, il
fournit à son ami bons conseils et sympathie active; dans le malheur, c'est un
défenseur généreux et un allié profondément compatissant.
100. Beaucoup ont
parlé de la charité, et abondamment. Mais si tu la cherches, elle, tu ne la
trouveras que chez les disciples du Christ, les seuls qui aient pour maître en
charité la Charité véritable, celle dont on a dit : Quand j'aurais le don de
prophétie, que je contemplerais tous les mystères el posséderais toute
connaissance, si je n'ai pas lÕamour, je ne suis rien. (1 Cor 13,2) Aussi bien,
qui possède lÕamour possède Dieu même, puisque Dieu est amour. (1 Jn 4,46).
A
Lui gloire dans les siècles ! Amen.