QUATRIEME CENTURIE


1. Lorsqu'il pense à l'Infinité absolue de Dieu, cette mer infranchissable et tant désirée, l'esprit d'abord admire. Puis l'étonnement le saisit, à se demander comment, du néant, elle a amené les êtres à l'existence. Mais, tout comme sa Grandeur est sans bornes, sa Prudence est impénétrable.
2. Comment, en effet, ne pas admirer, contemplant cet immense océan de bonté, qui surpasse l'étonnement ? Comment ne pas être ravi, à se représenter comment et de quoi ont été faits la nature raisonnable et spirituelle et, sans matière préexistante à leur production, les quatre éléments qui composent les corps ? Quelle est cette puissance qui, en passant à l'acte, les a amenés à l'existence ? Mais les disciples des Grecs n'acceptent pas cette doctrine, ignorants qu'ils sont de la bonté toute-puissante, de sa sagesse et de sa science efficaces et qui dépassent l'esprit.
3. Dieu, de toute éternité existant comme Créateur, crée lorsqu'Il le veut, dans sa Bonté infinie, par son Verbe consubstantiel et son Esprit. Et ne va pas te demander : Pourquoi a-t-Il créé à tel moment, quand toujours sa Bonté demeure ? - je te le répète : l'insaisissable Sagesse de l'Essence infinie échappe a la connaissance humaine.
4. Lorsqu'Il l'a voulu, le Créateur a pourvu d'une essence et d'une existence les êtres dont la connaissance préexistait en Lui de toute éternité. Il est absurde en effet de douter que le Dieu tout-puissant soit capable, lorsqu'Il le veut, de former une essence.
5. La raison pour laquelle Dieu a créé, cherche-la : c'est un objet de connaissance. Comment et pourquoi Il a créé dans le temps, ne le cherche pas : cela dépasse ton esprit. Les Décisions de Dieu sont, les unes compréhensibles, les autres incompréhensibles pour les hommes. Car une contemplation sans frein, a dit un saint, risquerait de conduire aux abîmes.
6. Certains prétendent que les créatures coexistent à Dieu de toute éternité; ce qui est impossible, car comment des êtres de tout point finis pourraient-ils exister de toute éternité, et que voudrait dire leur nom de créature, si elles étaient coéternelles au Créateur ? C'est pourtant la doctrine des Grecs, qui nous enseignent que Dieu n'est à aucun titre créateur des essences, mais seulement des qualités. Mais nous, qui savons Dieu tout-puissant, nous affirmons qu'il est Créateur non seulement des qualités, mais des essences créées. Et, s'il en est ainsi, les créatures ne sont pas de toute éternité coexistantes à Dieu.
7. Connaissable à un certain point de vue, inconnaissable à d'autres, est Dieu, ainsi que le divin. Connaissable, par la contemplation de ses Attributs; inconnaissable, par celle de son Essence.
8. Ne va pas chercher, dans l'Essence simple et infinie de la Trinité sainte des modalités ou propriétés. Ce serait en faire un composé comme les créatures, conception de Dieu absurde et sacrilège.
9. Seule simple, unique, sans qualité, pacifique et stable est l'Essence infinie, toute-puissante, qui a fait toutes choses. Quant aux créatures, elles sont toutes composées d'essence et d'accidents et, n'étant pas exemptes du changement, dépendent sans cesse de la Providence divine.
10. La nature spirituelle et la nature sensible, lorsque Dieu les a produites à l'existence, ont toutes deux reçu de Lui des capacités de percevoir les êtres : la spirituelle les intellections, la sensible les sensations.
11. Dieu est seulement participé : la créature, elle, participe et communique : participe à l'être et au bien être, communique le bien être seulement, et la nature corporelle dÕune manière, l'incorporelle dune autre.
12. La nature incorporelle communique le bien être en parlant, en agissant, en étant contemplée; la nature corporelle, en étant contemplée seulement,
13. Toujours être ou ne pas être, pour la nature raisonnable et spirituelle, voilà qui dépend du bon plaisir de Celui qui a fait toutes choses bonnes; être moralement bonnes ou mauvaises, voilà qui dépend de la volonté des créatures.
14. Ce n'est pas dans l'essence des créatures qu'on trouve le mal, mais dans leurs mouvements faux et déraisonnables.
15. Les motivements de I'âme sont raisonnables quand sa partie concupiscible est commandée par la tempérance; quand sa partie irascible se fixe dans lÕamour, en s'écartant de la haine; quand sa partie raisonnable demeure auprès de Dieu par la prière et la contemplation spirituelle.
16. Il ne possède pas encore la charité parfaite, ni la connaissance profonde de la Providence divine, celui qui, au moment de l'épreuve, s'écarte de lÕamour pour ses frères spirituels.
17. Unifier, par la foi vraie et l'amour spirituel, ceux que le vice a jetés dans de multiples divisions, voilà le dessein de la Providence divine. C'est pour cela qu'a souffert le Sauveur, pour que, les enfants de Dieu qui avaient été dispersés, il les ramenât à l'unité. (Jn 11,52). Aussi ne pas endurer les incommodités, ne pas supporter les chagrins, perdre patience sous les peines, c'est quitter la voie de l'amour divin et des Intentions de la Providence.
18. La charité est longanime, bienveillante... Aussi, perdre courage sous les chagrins qui surviennent, et pour cela se montrer méchant envers ceux qui en sont cause, s'écarter de lÕamour à leur égard, n'est-ce pas se soustraire aux Intentions de la Providence divine ?
19. Veille sur toi-même, de peur que le mal qui te sépare de ton frère ne se découvre un jour, non pas en ton frère, mais en toi. Hâte-toi de te réconcilier avec lui, crainte de manquer au commandement de lÕamour.
20. Garde-toi de mépriser le commandement de la charité, car il fera de toi un fils de Dieu; mais si tu le violes, tu deviendras fils de la géhenne.
21. Envier, ou être envié; causer un dommage, ou le subir, offenser ou être offensé; arrêter sa pensée sur un soupçon, voilà ce qui fait obstacle à lÕamour entre amis. Puisses-tu donc n'avoir jamais rien fait ni subi de tel, qui t'ait écarté de la charité envers ton ami !
22. Ton frère a été pour toi occasion d'épreuve, et la tristesse t'a conduit à la haine ? Ne te laisse pas vaincre par la haine, mais triomphe de la haine par lÕamour. Et voici comment : en priant Dieu sincèrement pour lui, en acceptant qu'on l'excuse, ou en te faisant toi-même son défenseur; en prenant sur toi la responsabilité de ton épreuve et en la supportant avec courage jusquÕà ce que le nuage soit dissipé.
23. La longanimité consiste à attendre la fin de la tentation et à acquérir la gloire de l'endurance.
24. Homme persévérant, grande intelligence. (Pro 14,29). Car en tout ce qui arrive, il voit la fin et, dans l'attente de cette fin, supporte, les ennuis. Or, la fin, c'est la vie éternelle, selon le divin Apôtre; (Rom 6,22) et la vie éternelle, c'est quÕils Te connaisse, Toi le seul Dieu véritable, et Celui que Tu as envoyé, Jésus Christ. (Jn 17,3).
25. Garde-toi de prendre à la légère la perte de l'amour spirituel, car pour les hommes il n'est pas d'autre voie de salut.
26. Ne va pas, pour un sentiment d'aversion que par une calomnie le Malin aurait insinué en toi, juger aujourd'hui méchant et pervers ton frère, que u estimais hier bon et, spirituel. A force de patiente charité, ne pense qu'au bien d'hier, et repousse loin de ton âme l'aversion d'aujourd'hui.
27. Garde-toi, alors qu'hier tu louais la bonté et proclamais la vertu d'un tel, de le décrier aujourd'hui comme méchant et pervers, parce qu'en toi l'affection s'est changée en aversion. Ne cherche pas, en blâmant
ton frère, à légitimer ton aversion mauvaise, mais persiste à le louer fidèlement, même si la tristesse t'accable, et tu reviendras vite à la salutaire charité.
28. Garde-toi, si ton frère jouit ordinairement d'une bonne réputation, de la compromettre, dans l'assemblée des autres frères, en glissant inconsciemment dans tes propos un blâme contre lui; et cela, à cause d'une rancoeur secrète à son égard, qui dure encore en toi. Au contraire, dans la communauté, fais sans réserve son éloge, prie sincèrement pour lui comme pour toi-même, et bien vite tu seras délivré de cette aversion fatale.
29. Ne dis pas : Je ne hais pas mon frère, si ta mémoire repousse son souvenir. Écoute Moïse : Tu ne haïras point ton frère dans ton coeur, mais tu useras à son égard de reproches, pour n'être pas chargé à cause de lui d'un péché. (Lev 19,17).
30. Si par hasard un frère, en tentation, persiste à dire du mal de toi, ne te laisse pas arracher, par ce même démon méchant qui te trouble l'intelligence, à l'état de charité. Or rien ne t'en arrachera si, injurié, tu bénis et, bien qu'on te veuille du mal, restes bienveillant. C'est la route de la sagesse selon le Christ qui ne la suit pas n'est pas son compagnon.
31. Ne tiens pas pour bienveillants des propos qui causent en toi de l'amertume et de l'aversion pour ton frère, même s'ils semblent vrais. Évite-les comme des serpents mortels, afin de détourner les autres de la médisance et de libérer ton âme de la méchanceté.
32. Ne blesse jamais ton frère par des paroles ambiguës, de peur qu'il ne te réponde du tac au tac, et que vous ne sortiez tous deux de la disposition de charité. Mais, avec la franchise de lÕamour, va, reprends-le : et, supprimées les causes du malaise, vous serez délivrés tous deux du trouble et de l'amertume.
33. Examine ta conscience avec le plus grand soin ne serait-ce pas ta faute si ton frère n'a pas changé de sentiments ? Et n'essaie pas de la tromper, elle qui connaît ton fonds caché, qui t'accusera à l'heure de la mort, et au moment de la prière sera pour toi un obstacle.
34. Garde-toi, à l'heure de la tranquillité, de te rappeler ce qu'a dit ton frère en un moment d'amertume, qu'il t'ait insulté en face ou ait dit de toi à un autre du mal qu'on t'a rapporté ensuite : en te laissant aller aux pensées de rancune, tu risquerais de tomber dans une haine funeste envers ton frère.
35. Une âme raisonnable qui nourrit de la haine contre un homme ne peut être en paix avec Dieu, l'auteur des commandements. Si vous ne pardonnez aux hommes leurs fautes, dit-il, votre Père céleste non plus ne vous pardonnera pas vos fautes. (Mt 6,14). Si celui-là ne veut pas faire la paix, toi, du moins, garde-toi de le haïr et prie sincèrement pour lui, sans dire à personne du mal de lui.
36. L'ineffable paix des saints anges est faite de ces deux dispositions : amour de Dieu, amour mutuel. Et ainsi de tous les saints qui furent jamais. Vérification splendide des paroles de notre Sauveur : A ces deux commandements sont suspendus toute la loi el les prophètes. (Mt 22,40).
37. Cesse de te complaire en toi-même, et tu seras sans aversion pour ton frère; cesse de t'aimer, et tu seras l'ami de Dieu.
38. As-tu décidé de vivre en compagnie d'hommes spirituels ? Renonce dès l'entrée à tes volontés; sans quoi tu ne saurais avoir la paix ni avec Dieu, ni avec tes compagnons.
39. Celui qui est parvenu à la possession de la charité parfaite et a mis sa vie entière à lÕunisson, celui-là exprime par l'Esprit saint le Seigneur Jésus. Dans le cas contraire, c'est, bien entendu, le contraire qui se produit.
40. Toujours l'amour de Dieu donne volontiers à l'esprit des ailes pour aller vers Dieu; l'amour du prochain dispose à toujours penser du bien de lui.
41. C'est le fait d'un homme encore épris de vaine gloire ou attaché à quelque objet matériel, que d'éprouver de l'amertume envers les hommes à cause de biens temporels, de leur garder rancune, d'avoir pour eux de la haine ou d'être l'esclave de pensées honteuses. Tous sentiments qu'ignore une âme qui aime Dieu.
42. Quand tu n'as dans la pensée ni parole ni acte honteux, que tu ne gardes pas rancune à qui t'a fait du tort ou a dit du mal de toi, et qu'au moment de la prière tu as toujours l'esprit sans matière et sans forme,
sache alors que tu as atteint la pleine mesure de la liberté intérieure et de la charité parfaite.
43. Dur combat que celui qui délivre de la vaine gloire. On s'en affranchit par la pratique cachée des vertus, et une oraison plus fréquente. Le signe de la délivrance, c'est de ne plus garder rancune à qui a dit ou dit du mal de vous.
44. Veux-tu être juste ? Donne à chacune des deux parties dont tu es constitué - je veux dire ton âme et ton corps - ce qui lui convient. A la partie raisonnable de l'âme, les lectures et contemplations spirituelles et la prière; à l'irascible, l'amour spirituel, adversaire de la haine; à la concupiscible, la chasteté et la tempérance; à la chair, nourriture et vêtement, seuls indispensables.
45. L'esprit agit selon la nature, quand il tient les passions assujetties, étudie les raisons des êtres, et demeure auprès de Dieu.
46. Ce que la santé et la maladie sont au corps du vivant, la lumière et l'obscurité le sont à lÕoeil; de même la vertu et le vice par rapport à l'âme, la connaissance et l'ignorance par rapport à l'esprit.
47. Les commandements, la doctrine, la foi : voilà les trois objets de la philosophie du chrétien. Les commandements affranchissent l'esprit des passions; la doctrine le mène à la connaissance des êtres; la foi, à la contemplation de la sainte Trinité.
48. Parmi ceux qui luttent, les uns se contentent de repousser les pensées passionnées, les autres retranchent les passions elles-mêmes. Les pensées passionnées sont chassées par le chant des psaumes, l'oraison, l'élévation de l'âme, ou bien par quelque diversion appropriée. On retranche les passions en méprisant les objets vers lesquels elles nous inclinent.
49. Voici des objets pour lesquels nous éprouvons des passions : les femmes, la fortune, les présents et autres. Les femmes, on devient capable de n'en plus faire cas, lorsque, retiré dans la solitude, on macère son corps, comme il convient, par la mortification, la fortune, quand on se résout intérieurement à s'en tenir toujours au strict nécessaire; la gloire, lorsqu'on se plaît à pratiquer la vertu dans le secret, aux yeux de Dieu seul, et ainsi du reste. Qui se conduit ainsi n'en vient jamais à détester qui que ce soit.
50. Qui a renoncé aux objets, femmes, fortune, etc., s'est fait moine pour l'extérieur, mais non pas encore pour l'intérieur. Qui a renoncé aux représentations passionnées de ces objets s'est fait moine jusqu'à l'intérieur, c'est-à-dire à l'esprit. Pour l'extérieur, il est facile de se faire moine : il suffit d'un acte de volonté; mais pour se faire moine jusqu'à l'intérieur, la lutte est dure.
51. Quel est, dans cette génération, celui qui, complètement libéré, des représentations passionnées, a été jugé digne, de l'oraison pure et immatérielle, signe du moine intérieur ?
52. Bien des passions restent cachées dans notre âme. Que leurs objets paraissent, elles se révèlent.
53. On peut, en l'absence des objets, n'être point importuné par les passions et n'avoir qu'une liberté intérieure partielle. Que les objets paraissent, immédiatement les passions tiraillent l'esprit.
54. Ne t'imagine pas avoir la parfaite liberté intérieure, tant que l'objet n'est pas là. Lorsqu'il paraît, si tu restes sans t'émouvoir, pour lui d'abord, et pour son souvenir ensuite, sache alors que tu as atteint ses frontières. Toutefois, même en ce cas, garde-toi des sentiments de mépris : car la vertu, si elle dure, tue les passions; mais, négligée, elle les réveille.
55. Qui aime le Christ l'imite en tout tant qu'il peut. Ainsi le Christ n'a cessé de faire du bien aux hommes; devant l'ingratitude et le blasphème, Il a gardé la longanimité; outragé et mis à mort, Il est resté patient, sans jamais rejeter le mal sur personne. Voilà les trois grands actes de l'amour du prochain, sans lesquels celui qui prétend aimer le Christ ou posséder son royaume est dans l'illusion : Ce n'est pas celui qui Me dit : Maître, Maître, qui entrera dans mon royaume, mais celui qui fait la Volonté de mon Père; (Mt 7,21) ou encore : Celui qui M'aime gardera aussi mes commandements. (Jn 14,15).
56. Tout le but des préceptes du Sauveur, c'est d'arracher l'esprit au désordre et à la haine, pour le mener a son amour et à celui du prochain. D'où jaillit comme un éclair l'acte de la sainte connaissance.
57. Si tu as reçu de Dieu une grâce de connaissance, bien que partielle, garde-toi de négliger la charité et la tempérance, car ce sont elles qui, en purifiant à fond les puissances pathétiques de l'âme, te fraient sans cesse le chemin de la connaissance.
58. Le chemin de la connaissance, c'est la liberté intérieure et l'humilité. Sans elles, on ne verra jamais le Seigneur.
59. Puisque la connaissance enfle et que lÕamour édifie, joins connaissance et amour, et, pur d'orgueil, vrai bâtisseur spirituel, tu t'édifieras toi-même et tous ceux qui t'approcheront.
60. LÕamour tient son pouvoir d'édification de ce qu'elle n'est ni envieuse, ni amère contre les envieux; de ce qu'elle ne fait pas montre de ce qu'on lui envie et ne pense même pas quelle l'a déjà acquis, mais, lorsqu'elle ne sait pas, avoue sans fausse honte son ignorance. Ainsi elle rend l'esprit exempt d'orgueil et le prépare sans cesse à progresser dans la connaissance.
61. Il est en quelque sorte naturel que, surtout au début, la connaissance tire après soi la présomption et l'envie, la présomption à l'intérieur seulement, l'envie et a lÕintérieur et à l'extérieur (à l'intérieur, contre ceux qui la possèdent, à l'extérieur, chez eux). La charité donc supprime ces trois défauts : la présomption, puisqu'elle n'enfle pas; l'envie intérieure, puisqu'elle n'est pas envieuse; lÕenvie à l'extérieur, puisqu'elle est patiente et bonne. Il est donce nécessaire à qui possède la connaissance d'avoir aussi lÕamour afin de garder toujours son esprit sans blessure
62. Si, jugé digne de la connaissance, on garde contre un homme de lÕamertume ou de la rancune, on de l'aversion, cÕest comme si l'on se blessait les veux aux buissons et aux ronces. C'est pourquoi la connaissance a besoin nécessairement de lÕamour.
63. Ne consacre pas tout ton temps à discipliner ta chair, mais fixe-lui un programme en rapport avec ses forces et, ton esprit tout entier, tourne-le vers lÕintérieur. Car l'entraînement du corps est profitable pour un peu, mais la piété, profitable en toutÉ (1 Tim 4,8) et la suite.
64. S'occuper sans discontinuer de son intérieur, c'est pratiquer la chasteté, la longanimité, la bonté, l'humilité, bien plus : la contemplation, la connaissance de Dieu, la prière. C'est le sens du mot de l'Apôtre : Marchez selon l'esprit, etc... (Gal 5,16).
65. Celui qui ne sait pas marcher dans la voie, spirituelle, au lieu de prendre garde aux représentations passionnées, concentre tous ses efforts sur la chair et ainsi, ou bien se montre gourmand, libre de moeurs, triste et colère, rancunier, et s'obscurcit ainsi l'esprit; ou bien il exagère l'entraînement du corps et se trouble la pensée.
66. Bien de ce que Dieu a mis à notre usage n'est proscrit par l'Écriture : elle se contente de réprimer l'excès, de corriger le déraisonnable. Ainsi elle ne défend pas de manger, de procréer des enfants, d'avoir de la fortune et de l'administrer convenablement, mais bien d'être gourmand, débauché et le resteÉ Pas davantage, elle n'interdit de penser à ces choses - elles sont faites pour qu'on y pense - mais d'y penser avec passion.
67. Nos actes agréables à Dieu sont les uns d'obligation, les autres, non d'obligation mais, pourrait-on dire, d'offrande spontanée. Actes d'obligation : aimer Dieu et son prochain, aimer ses ennemis, ne pas commettre d'adultère, ne pas tuer, etc.É Ne pas les accomplir, c'est nous condamner. Actes non prescrits : virginité, célibat, pauvreté, solitude, etc. Ces actes sont un peu comme des cadeaux : si nous ne pouvons, par faiblesse, pratiquer à fond certains préceptes, par ces cadeaux nous forcerons la Condescendance de notre bon Maître.
68. Qui garde le célibat ou la virginité doit nécessairement avoir les reins ceints el la lampe allumée, les reins par la mortification, la lampe par l'oraison, la contemplation, l'amour spirituel.
69. Certains frères se croient exclus des grâces du saint Esprit. C'est qu'ils ignorent, à cause de leur négligence à pratiquer les commandements, que quiconque garde très pure la foi au Christ, possède en soi, en bloc, tous les dons divins. Notre paresse nous tenant éloignés de l'amour effectif pour Lui, qui nous manifeste les trésors divins cachés en nous, il est normal que nous nous croyions exclus des dons divins.
70. Puisque, selon le divin Apôtre, le Christ habite en nos coeurs par la foi, et que d'autre part tous les trésors de la sagesse el de la connaissance sont en Lui cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance sont dans nos coeurs, mais cachés. Ils se révèlent au coeur dans la mesure de la purification que chacun a réalisée par l'observation des commandements.
71. Voilà le trésor caché dans le champ de ton coeur, et que tu n'as pas trouvé à cause de ta paresse. Si tu l'avais trouvé, tu aurais certes tout vendu pour acheter ce champ. Mais tu as laissé le champ, tu cherches aux alentours du champ, où l'on ne trouve rien, que des ronces et des épines.
72. C'est pourquoi le Sauveur a dit : Heureux les coeurs purs car ils verront Dieu. (Mt 5,8). Ils Le verront, Lui et les trésors qui sont en Lui, quand par la charité et la tempérance, ils se purifieront, et d'autant mieux que plus énergique sera leur effort de purification.
73. Et voilà pourquoi il dit encore : Vendez ce que vous avez, donnez-le en aumône, el voici que tout sera pur pour vous, (Lc 12,33) s'adressant à ceux qui ne s'occupent plus de ce qui regarde le corps, mais dont l'effort tend à purifier l'esprit (que le Maître appelle le coeur) de la haine et du désordre. Car c'est cela qui, souillant le coeur, l'empêche de voir le Christ habitant en lui par la grâce du saint baptême.
74. Dans l'Écriture, les vertus sont appelées des chemins. Or, la reine des vertus, c'est lÕamour. D'où le mot de l'Apôtre : Je vous montre un chemin bien meilleur, un chemin qui fait tourner le dos aux objets matériels et empêche de préférer jamais le temporel à l'éternel.
75. L'amour de Dieu est l'adversaire de la convoitise : c'est lui qui amène l'esprit à s'abstenir des plaisirs. L'amour du prochain, lui, s'oppose à la colère : c'est lui qui rend indifférent à la gloire et à la fortune. Voici les deux deniers que le Sauveur a donné à l'hôtelier pour qu'il le soigne. Mais veille à ne pas te montrer ingrat en l'associant aux brigands, sinon tu seras de nouveau assailli et laissé non plus à demi, mais tout à fait mort.
76. Purifie ton esprit, de la colère, de la rancune et des pensées honteuses et tu pourras alors prendre connaissance de la présence en toi du Christ.
77. Qui t'a éclairé pour que tu croies à la Trinité sainte, consubstantielle et adorable ? Qui t'a fait connaître l'Incarnation d'une des personnes de cette trinité sainte ? Qui t'a appris les raisons des êtres incorporels, de l'origine et de la fin du monde visible, de la résurrection des morts, et de la vie éternelle, de la gloire du royaume des cieux et du Jugement redoutable ? Qui, sinon la grâce qui habite en toi, gage du saint Esprit ? Quoi de plus grand que cette grâce ? Quoi de plus excellent que cette sagesse et connaissance ? Pour de plus beau que ces promesses ? Si nous restons inertes, paresseux, sans nous purifier nous-mêmes de ce qui nous arrête, des passions qui obscurcissent notre esprit, pour devenir capables de voir, plus clair que le jour, la structure intime de ces réalités, ne nous en prenons quÕà nous-mêmes, gardons-nous de nier la présence en nous de la grâce.
78. Dieu, qui t'a promis les biens éternels et a mis dans ton coeur le gage de l'Esprit saint, t'a prescrit de veiller sur ta conduite, pour que lÕhomme intérieur, une fois libéré des passions, commence dès lors à jouir de ces biens.
79. Si tu as été jugé digne de contempler les plus hautes et divines réalités, pratique avec grand soin la charité et la tempérance, afin que, tes puissances de passion maintenues dans le calme, la lumière dans ton âme conserve, toujours égal, son éclat.
80. Par lÕamour mets un frein à la puissance irascible de ton âme; par la tempérance, mortifie la concupiscible; par l'oraison donne l'essor à la raisonnable et la lumière de ton esprit ne s'obscurcira jamais.
81. Voici les dissolvants de la charité : la détraction, l'injustice, la calomnie en matière de foi ou de moeurs, les coups, blessures, etc..., que la personne même soit atteinte, ou bien quelqu'un de ses parents ou aime. Celui donc qui détruit la charité par un de ces actes ignore encore le but des commandements du Christ.
82. Fais tout ton possible pour aimer tout homme. Si tu n'en es pas encore capable, du moins ne hais personne. Mais de ceci même tu n'es pas capable, si tu ne méprises les choses du monde.
83. Un tel a calomnié. Ne va pas le détester, Iui, mais sa calomnie, et le diable qui l'a porté à calomnier. Si tu détestes le calomniateur, tu détestes un homme, tu violes le commandement : ce qu'il a fait, lui, en paroles, tu le fais en action. Mais si tu gardes le commandement, remplis le devoir de la charité : aide-le, autant que tu le peux, pour le délivrer du mal.
84. Le Christ ne veut pas que tu gardes contre un homme aversion, amertume, colère ou rancune : jamais, en aucune façon, pour aucun motif temporel. Voilà ce qu'à chaque page proclament les quatre évangiles.
85. Nous sommes nombreux à parler, peu à agir. Plût à Dieu, du moins, que personne, par sa négligence, ne falsifiât la parole de Dieu, mais que nous reconnaissions notre faiblesse et ne cachions pas la vérité, de Dieu, sous peine de nous charger, outre la transgression des commandements, d'une mauvaise interprétation de la parole de Dieu.
86. La charité, et la maîtrise de soi délivrent l'âme des passions, la lecture et la contemplation dégagent l'esprit de l'ignorance; l'état d'oraison l'établit en Dieu même.
87. Les démons voient-ils que nous méprisons les choses du monde, crainte d'en venir, à cause d'elles, a haïr les hommes et à perdre la charité ? Ils provoquent contre nous des calomnies, pour que, vaincus par la tristesse, nous haïssions les calomniateurs.
88. Il nÕest pas pour l'âme de peine plus lourde que d'être calomniée, soit dans sa foi, soit dans sa conduite. Personne ne peut y rester indifférent, excepté celui qui, comme Suzanne, regarde vers Dieu, seul capable de l'arracher comme elle au péril, de découvrir aux hommes, comme il l'a fait pour elle, la vérité et de consoler l'âme par l'espérance.
89. Autant tu pries de tout coeur pour qui t'a calomnié, autant Dieu découvre la vérité à ceux qui avaient été scandalisés.
90. Dieu seul est bon par nature et, bon par volonté, le seul imitateur de Dieu, car son but est de réunir les méchants, pour qu'ils deviennent bons, à Celui qui est bon par nature. C'est pourquoi, outragé par eux, il les bénit; persécuté, il endure; calomnié, il intercède pour eux; mis à mort, il redouble de prières. Bref, il fait tout, pour ne pas s'écarter de lÕidéal de la charité.
91. Les préceptes du Seigneur nous apprennent à user raisonnablement des choses indifférentes. Or, l'usage raisonnable des choses indifférentes établit l'âme dans la pureté, l'état de pureté produit lu, discernement, le discernement produit la liberté intérieure, et la liberté intérieure l'amour parfait.
92. Il n'a pas encore la liberté intérieure, celui qui, lorsque survient une tentation, ne peut fermer les yeux sur la faute de son ami, réelle ou apparente. Ce sont en effet les passions tapies dans lÕâme qui se
soulèvent, obscurcissent le jugement, l'empêchent de se tourner vers les rayons de la vérité et de distinguer le meilleur du pire. Cet homme-là nÕa donc pas la charité parfaite, celle qui bannit la crainte du jugement.
93. Rien ne vaut un aime fidèle, (Ec 4,15) car les malheurs de son ami, il les fait siens, et il les endure, souffrant avec lui, jusqu'à la mort.
94. Les amis sont légion, mais à lÕheure de la prospérité. A lÕheure de l'épreuve, à peine en trouvera-t-on un seul.
95. Il faut aimer tout homme de toute son âme, en Dieu seul placer son espérance, et LÕhonorer de toute sa force. Tant qu'il nous garde, en effet, tous les amis nous entourent d'égards et tous les ennemis ne peuvent rien contre nous. Mais qu'il nous délaisse, tous les amis nous tournent le dos, et tous les ennemis reprennent vigueur contre nous.
96. Il y a quatre principales sortes de déréliction divine : la première, qui est dans le plan rédempteur, comme celle dont le Seigneur a été l'objet, cette déréliction apparente a pour but le salut de ceux qu'elle atteint. La seconde est une épreuve, comme ce fut le cas de Job et de Joseph; elle eut pour résultat de relever, dans le premier, un héros de courage, dans le second, une colonne de chasteté. La troisième vise à la formation spirituelle, comme par exemple celle de l'Apôtre, dont l'effet fut de lui conserver, en lÕhumiliant, ses grâces immenses. La quatrième, par aversion; c'est le cas des juifs, que le châtiment devait courber sous le repentir. Tous salutaires sont, ces quatre modes de déréliction, et pleins de la bonté de Dieu et de son Amour pour lÕhomme.
97. Seuls ceux qui gardent avec soin les commandements et les vrais initiés aux jugements divins n'abandonnent pas leurs amis quand, par permission de Dieu, ils sont éprouvés, Mais ceux qui méprisent
les commandements, les non-initiés aux jugements divins, lorsque leur ami est dans la prospérité jouissent avec lui; mais lorsque, dans l'éprouve, il souffre, ils l'abandonnent, parfois même ils passent du côté de ses adversaires.
98. Les amis du Christ aiment sincèrement tous les hommes, mais ne sont pas aimés de tous. Les amis du monde n'aiment pas tous les hommes et ne sont pas aimés de tous. Les amis du Christ persévèrent jusqu'au bout dans leur amour. Les amis du monde, tant qu'ils ne sont pas en désaccord sur les choses du monde.
99. Ami fidèle, protection efficace. Dans le succès, il fournit à son ami bons conseils et sympathie active; dans le malheur, c'est un défenseur généreux et un allié profondément compatissant.
100. Beaucoup ont parlé de la charité, et abondamment. Mais si tu la cherches, elle, tu ne la trouveras que chez les disciples du Christ, les seuls qui aient pour maître en charité la Charité véritable, celle dont on a dit : Quand j'aurais le don de prophétie, que je contemplerais tous les mystères el posséderais toute connaissance, si je n'ai pas lÕamour, je ne suis rien. (1 Cor 13,2) Aussi bien, qui possède lÕamour possède Dieu même, puisque Dieu est amour. (1 Jn 4,46).
A Lui gloire dans les siècles ! Amen.